Jean-Gabriel Ganascia : "La France va-t-elle espionner les téléphones des malades du coronavirus ?"

Publicité

Jean-Gabriel Ganascia : "La France va-t-elle espionner les téléphones des malades du coronavirus ?"

Par
Une femme à Moscou avec un masque en train de téléphoner, le 25 mars 2020. Dans la capitale russe où la reconnaissance faciale vidéosurveille les confinés, grâce à 100 000 des 170 000 caméras de la ville reliées à de l'intelligence artificielle...
Une femme à Moscou avec un masque en train de téléphoner, le 25 mars 2020. Dans la capitale russe où la reconnaissance faciale vidéosurveille les confinés, grâce à 100 000 des 170 000 caméras de la ville reliées à de l'intelligence artificielle...
© Getty - Sergei Fadeichev \ TASS

Entretien. Pour ce spécialiste de l’intelligence artificielle, la crise sanitaire que nous traversons va sans aucun doute conduire le gouvernement à adopter des dispositifs très intrusifs, et il n’est pas évident aujourd’hui de s’assurer de leur suppression une fois la pandémie passée.

De la traque du virus à la limitation de sa propagation, en passant par l’identification de traitements efficaces, l’intelligence artificielle a de multiples usages en temps de gestion de crise sanitaire. Pour Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l’intelligence artificielle, professeur d’informatique à la faculté des sciences de Sorbonne Université, dirigeant de l’équipe Acasa (Agents cognitifs et apprentissage symbolique automatique) du laboratoire d’informatique LIP6 et président du comité d’éthique du CNRS, il faut évidemment se saisir des multiples possibilités offertes par l’intelligence artificielle pour gérer au mieux cette crise. Mais il faut aussi, le plus rapidement possible, tenter de garantir que les dispositifs exceptionnels et parfois privatifs de liberté, seront supprimés une fois la crise terminée. 

A quoi sert et peut servir l’intelligence artificielle en temps de crise sanitaire ?

Publicité

Indépendamment de l’intelligence artificielle, le numérique joue un rôle important, on le voit tous les jours : il permet de conserver un lien social, de continuer à travailler dans le domaine de l’enseignement… Et dans un monde où beaucoup d’informations sont numérisées, où le numérique joue un rôle très important, l’intelligence artificielle peut exploiter une grande partie des données générées et aider à les interpréter. C’est ainsi qu’elle peut repérer des signaux faibles, des informations qui peuvent laisser entendre que quelque chose se produit. C’est en particulier valable sur les données médicales : l’intelligence artificielle permet d’agréger les sources d’informations disponibles afin d’essayer de repérer des signaux d’évolution de l’épidémie ou de détecter des signaux précurseurs de la positivité d’une personne, même si cela ne va évidemment pas sans risque d’abus considérables. 

Dans un premier temps, l’objectif est donc scientifique. Mais ensuite, lorsque l’on voudra sortir de l’état de confinement, un certain nombre de gens, et c’est d’ailleurs ce qu’a laissé entendre le président du comité scientifique Jean-François Delfraissy, pensent que l’on va adopter une stratégie analogue à celle qui a eu un certain succès en Corée du Sud. D’une part, on va utiliser des tests de façon plus massive qu’aujourd’hui, en espérant qu’on en aura suffisamment, et d’autre part, une fois qu’on aura fait des tests, on va pouvoir repérer les gens qui sont positifs, les assigner à résidence, mais aussi suivre exactement tous leurs contacts, les espionner de façon systématique pour s’assurer qu’ils ne vont pas infecter d’autres personnes. Et s’ils sont en contact avec d’autres personnes, on pourra envoyer directement à ces personnes des éléments d’information pour les avertir du risque qu’elles encourent. C’est ce qui risque de se produire en France, en dépit du RGPD, le règlement général sur la protection des données. La situation étant grave et exceptionnelle, cela va certainement conduire à adopter ce type de stratégie. On est d’ailleurs en train d’y réfléchir. 

La situation exceptionnelle va nous conduire à adopter des stratégies exceptionnelles.

On est en train d’imaginer qu’on va espionner les téléphones portables pour suivre les gens considérés comme positifs au Covid-19, et compte tenu de la difficulté de la situation dans laquelle nous nous trouvons, il me semble que ce sont des choses que nous accepterons. Mais la question qui se pose dès aujourd’hui, et qui va se poser de plus en plus, c’est de savoir comment nous allons nous assurer que ces dispositifs tout à fait exceptionnels, qui peuvent être à terme extrêmement privatifs de liberté, seront supprimés une fois la pandémie passée. Ce n’est pas du tout évident. 

En matière de dépistage, que peut apporter l’intelligence artificielle ?

Il faut ici distinguer les vrais tests biologiques, ceux qui assurent que vous avez le virus en vous, des tests appuyés par l’intelligence artificielle. Avec l’intelligence artificielle, on a la possibilité de repérer un certain nombre de signes cliniques qui sont associés à la maladie. C’est ce qui s’est passé en Chine au début de l’épidémie. On peut repérer les gens qui ont de la température, les gens qui toussent, et avec différents signes, par des corrélations, on peut obtenir une évaluation du risque qu’une personne ait la maladie. 

C’est bien sûr très imprécis : tant que les gens sont asymptomatiques, on ne peut pas les détecter alors qu’ils sont potentiellement déjà dangereux, et on peut également catégoriser des gens comme porteurs du virus alors qu’ils ne sont pas du tout atteints. Bien sûr, dans des situations très particulières comme celle que nous sommes en train de vivre, cela fait partie des techniques qui peuvent rendre service, et il n’y a rien qui s’oppose à ce que nous puissions mettre en œuvre ce type de technologies en France, mais c’est évidemment très insuffisant pour régler tous les problèmes. 

Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l'intelligence artificielle, en mai 2016
Jean-Gabriel Ganascia, spécialiste de l'intelligence artificielle, en mai 2016
© Radio France - Eric Chaverou

Dans quelle mesure l’intelligence artificielle peut nous aider à avancer dans la recherche de médicaments efficaces contre un virus comme le Covid-19 ? 

Il y a d’abord des observations qui sont rapportées dans la littérature, et il est possible, avec l’intelligence artificielle, d’essayer d’extraire un certain nombre d’éléments d’informations à partir de cette littérature. Ensuite, pour la recherche fondamentale, on peut utiliser l’intelligence artificielle pour repérer, dans le virus lui-même, à partir de son génome, des caractéristiques qui pourraient être les cibles potentielles d’un certain nombre de médicaments. 

L'intelligence artificielle peut repérer dans le génome du virus les cibles potentielles de médicaments existants.

Dans le programme mis en œuvre par le gouvernement pour faire des recherches sur le Covid-19, il y a d’ailleurs un certain nombre de travaux de modélisation biologique qui ont cet objectif, puisqu’on peut, avec l’intelligence artificielle, essayer de faire des analyses de plus en plus précises et cela contribue à mieux comprendre les ressorts de la maladie, donc à trouver des médicaments pour la soigner. 

Emmanuel Macron a installé ce mardi un Comité analyse recherche et expertise qui réunit des chercheurs et des médecins pour conseiller le gouvernement. Des spécialistes de l’intelligence artificielle en font partie. Est-ce une évidence aujourd’hui d’intégrer pleinement l’intelligence artificielle dans un tel dispositif ?

Cela paraît effectivement évident. Il y a, dans ce comité, des spécialistes de l’intelligence artificielle qui vont justement s’intéresser à la modélisation de l’effet de différentes molécules, puis à l’analyse du génome, et à partir de cela contribuer, avec des biologistes et des chercheurs de la recherche fondamentale, à mieux comprendre ce qui se produit et à essayer de trouver des médicaments.

Ensuite, bien sûr, des équipes de spécialistes des tests médicamenteux vont permettre d’évaluer ces médicaments, puisque sur les effets d’une molécule, on ne peut évidemment pas se contenter d’une vue abstraite, ni même d’une efficacité "en éprouvette", il faut procéder à des expérimentations cliniques pour s’assurer que cette molécule est efficace et qu’elle ne connaît pas de contre-indications majeures. 

Pour afficher ce contenu Twitter, vous devez accepter les cookies Réseaux Sociaux.

Ces cookies permettent de partager ou réagir directement sur les réseaux sociaux auxquels vous êtes connectés ou d'intégrer du contenu initialement posté sur ces réseaux sociaux. Ils permettent aussi aux réseaux sociaux d'utiliser vos visites sur nos sites et applications à des fins de personnalisation et de ciblage publicitaire.

Peut-on considérer qu’en temps de crise, l’open data devient une ressource encore plus précieuse que d’habitude dans la mesure où cela permet, notamment, de fournir des informations aux professionnels, mais aussi parfois aux citoyens, sur l’évolution de la situation en temps réel ? 

Pour les scientifiques, il est extrêmement important de pouvoir avoir cette information le plus rapidement possible. En ce qui concerne les citoyens, il n’y a pas de raison de cacher ces informations au public, et cela peut aider à prendre conscience de l’ampleur de l’épidémie, donc en ce sens, c’est positif. 

Mais il faut aussi bien comprendre que l’ouverture des données peut avoir, en temps normal, des effets négatifs. Si on ouvre toutes les données, les grands acteurs et notamment les grands groupes industriels, seront capables de les exploiter, alors que les laboratoires qui les auront produites en auront peut être moins la capacité. Il y a donc probablement des réserves à avoir sur l’ouverture générale de toutes les données en temps réel.

Est-il envisageable qu’en France, pour lutter contre un virus tel que le Covid-19, nous en arrivions à déployer des dispositifs utilisant la reconnaissance faciale, à l’image de ce que fait la Russie (qui a mis sous surveillance des milliers de Moscovites avec des caméras reliées à l’intelligence artificielle et capables d’identifier les gens s’ils se déplacent dans la rue par exemple) ?

Il est difficile d’imaginer aujourd’hui des limites à l’usage que l'on peut faire des technologies. On l’a d’ailleurs vu ces jours derniers, et on le verra dans les jours qui viennent. Ainsi, l’utilisation de la reconnaissance faciale pourrait, un jour, dans des situations aussi exceptionnelles que la situation actuelle, se faire aussi dans nos pays européens. Je crois que ce dont il faut s’assurer, c’est que nous conservions à l’usage de ce type de technique le caractère exceptionnel qui est celui de la situation dans laquelle nous nous trouvons aujourd’hui. Et je crois que cela va être très difficile. 

Il faut s'assurer de conserver un caractère exceptionnel à ces techniques, et cela va être très difficile.

Dans le cadre du comité pilote d’éthique du numérique du CCNE (le comité consultatif national d’éthique), nous allons d’ailleurs dès à présent commencer à avoir une réflexion sur ces sujets afin de pouvoir mettre à disposition des soignants et de la communauté toutes les technologies contemporaines, mais en faisant en sorte d’avoir des garanties pour s’assurer que ce ne soit pas privatif de nos libertés une fois la pandémie terminée. 

Quels sont les pays qui vont le plus loin dans le déploiement des technologies liées à l’intelligence artificielle dans la gestion de ce type de crise sanitaire ? 

On l’a vu très tôt en Chine, avec des capacités extraordinaires. On l’a vu aussi en Corée où la stratégie a porté ses fruits puisque le nombre de victimes est assez faible alors qu’il y avait beaucoup de patients atteints. En Italie, ces techniques liées au numérique commencent à être utilisées. Mais c’est surtout en Israël où, comme le rapportent de nombreux articles, il y a énormément de choses qui sont faites. 

En Israël, le gouvernement utilise des techniques destinées au départ à l'anti-terrorisme.

En Israël, deux types d’applications complémentaires sont utilisés. Il y a d’abord des applications de l’informatique civil. Elles sont mises à profit pour essayer de suivre les personnes, et elles reposent sur une déclaration des individus eux-mêmes. Mais le gouvernement utilise aussi des technologies anti terroristes, ce qui est assez frappant. Un certain nombre de techniques utilisées en ce moment sont des techniques d’espionnage, au départ destinées à lutter contre le terrorisme, qui sont aujourd’hui généralisées pour les personnes atteintes par le virus, comme par exemple le fait de surveiller votre téléphone portable et de pouvoir détecter automatiquement, grâce au bluetooth, les autres portables à proximité, et ainsi de savoir de qui vous êtes ou avez été proche.

D’une manière plus globale, l’intelligence artificielle est de plus en plus appliquée dans le secteur de la santé où elle vient automatiser une partie du travail du personnel médical. Qu’apporte-t-elle concrètement ?

L’intelligence artificielle peut contribuer à automatiser un certain nombre de tâches qui sont effectuées par le personnel médical. Cela peut concerner à la fois des tâches de surveillance pour aider l’infirmière et donner l’alerte dès qu’il y a un problème, comme des tâches de diagnostic ou d’analyse d’image pour contribuer au dépistage d’un certain nombre de maladies. 

L’intelligence artificielle est utilisée en médecine depuis très longtemps, mais il est vrai que depuis quelques années, les applications médicales de l’intelligence artificielle sont de plus en plus nombreuses, et cela va certainement croître dans les années qui viennent car les prix des capteurs vont baisser de plus en plus et nous allons pouvoir en disséminer dans beaucoup d’endroits (sur le corps des patients comme dans les logements). Ces capteurs vont pouvoir récupérer énormément d’informations, et l’intelligence artificielle va pouvoir contribuer à interpréter ces informations puis à transmettre ces interprétations au personnel médical pour aider au suivi des patients. 

En savoir plus : Le virage informatique
Matières à penser
43 min

Dans quel secteur médical l’intelligence artificielle a-t-elle aujourd’hui le plus fortement fait ses preuves ? 

Dans le secteur de la dermatologie par exemple. De récents articles ont montré qu’on pouvait faire un diagnostic de mélanome à partir de photos de grains de beauté prises avec des téléphones portables avec une fiabilité supérieure à celle de 21 dermatologues. Ce sont des résultats tout à fait impressionnants. Mais il est important de rappeler que ce sont des tâches spécifiques qui sont aujourd’hui automatisées par la machine. Il ne s’agit pas de se substituer au médecin, mais d’avoir un dispositif qui va aider le médecin. L’intelligence artificielle devient un instrument qui peut transformer la prise en charge du patient mais qui s’intègre, et doit s’intégrer, à l’ensemble du processus. 

Y a-t-il des réticences du monde médical à faire plus de place à l’intelligence artificielle ? 

Dans les échanges que j’ai eu dernièrement avec la communauté médicale, je n’ai pas eu cette impression. J’ai au contraire perçu un grand intérêt pour ce qui est en train de se produire et une réflexion sur la façon dont le métier est en train d’évoluer avec l’intelligence artificielle, mais je n’ai pas perçu de craintes majeures. 

L'intelligence artificielle ne se substitue pas au médecin.

Cependant, il faut être conscient que la situation peut être très positive comme très négative. Elle est très positive si ces dispositifs viennent aider à mieux prendre en charge les malades et si on élimine un certain nombre de tâches administratives avec les machines pour laisser plus de temps aux médecins pour s’occuper des patients. Elle devient très négative si on fait l’inverse : si on a un diagnostic automatique et qu’on impose au médecin pour des raisons d’économie de la santé de suivre la décision prise par la machine.

29 min